Happycratie : quand le bonheur devient une injonction sociale

Dans Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vie, la sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabanas s’attaquent à une idée devenue omniprésente : celle selon laquelle le bonheur se construirait, s’enseignerait et s’apprendrait, grâce à des recettes simples fournies par les gourous du développement personnel et les promoteurs de la psychologie positive.
Une industrie florissante
Depuis deux décennies, la « science du bonheur » s’est imposée comme une promesse de bien-être accessible à tous. Des cours, des séminaires, des applications mobiles et une littérature foisonnante proposent de transformer les émotions en capital personnel, et d’orienter chaque individu vers une « meilleure version de lui-même ». Cette industrie, qui brasse des milliards, colonise même les entreprises, où le bonheur est devenu un outil de management et un carburant de productivité.
Mais derrière les slogans motivants et les manuels de développement personnel, Cabanas et Illouz dévoilent un mécanisme plus inquiétant : l’illusion que le bonheur ne dépend que de nous, gommant les inégalités sociales, économiques et culturelles qui structurent nos existences.
Le bonheur, nouvelle norme sociale
Les auteurs montrent comment la psychologie positive alimente une idéologie individualiste : si vous êtes malheureux, c’est que vous ne faites pas assez d’efforts pour « positiver ». Cette injonction permanente à être heureux culpabilise les individus, renforce le repli sur soi et détourne l’attention des injustices collectives.
De la figure de « l’entrepreneur de soi » à l’esthétique uniformisée des réseaux sociaux (that girl, clean girl), la quête de bonheur devient un code culturel globalisé. Elle fabrique des existences lissées, uniformes, où les émotions « négatives »: tristesse, colère, indignation, sont délégitimées, alors même qu’elles ont souvent été des moteurs de transformation sociale et artistique.
Développement personnel et individualisme
Le développement personnel, présenté comme une voie d’émancipation, devient dans cette perspective une nouvelle norme sociale. Sous couvert d’aider chacun à se dépasser, il enferme l’individu dans une logique d’auto-optimisation permanente : méditer, se lever à 5 heures, tenir un journal de gratitude, visualiser ses réussites. Autant de pratiques qui, loin d’être neutres, traduisent une idéologie individualiste : chacun serait responsable de son sort, et toute souffrance relèverait d’un manque de volonté ou d’une incapacité à « positiver ».
C’est ici que se joue la critique centrale des auteurs : la quête de soi ne s’oppose pas seulement au collectif, elle le dissout. En valorisant la performance personnelle et la maîtrise de ses émotions, l’industrie du bonheur détourne de la solidarité, rend suspecte toute plainte, et finit par légitimer les inégalités sociales au nom d’un prétendu « pouvoir de l’esprit ».
Les références culturelles américaines
Ce modèle n’est pas sans racines. Les auteurs soulignent combien la culture américaine a nourri cette idéologie, en la diffusant à travers ses films, ses success stories et ses références populaires. L’exemple du film À la recherche du bonheur(2006), interprété par Will Smith, est emblématique : il illustre l’ascension sociale d’un homme qui triomphe à force de persévérance et de foi en ses capacités, occultant les déterminismes sociaux qui façonnent sa trajectoire.
La rhétorique de « l’American Dream », associée au mérite individuel et à l’auto-réalisation, imprègne les discours du développement personnel contemporain. Elle fait du bonheur non pas une construction sociale mais un objectif personnel à atteindre, renforçant l’idée que chacun doit être entrepreneur de sa propre vie. Les courants comme la psychologie positive ou les best-sellers de coaching ne sont que les déclinaisons modernes de ce récit culturel.
Une critique politique et philosophique
En plaçant l’altruisme et la justice sociale au centre de leur réflexion, Illouz et Cabanas rappellent que la recherche du bonheur n’est pas un simple choix intime mais un enjeu politique. Ils dénoncent une idéologie qui, sous couvert d’épanouissement personnel, détourne les individus de la pensée critique et du collectif.
Leur essai, dense et rigoureux, invite à remettre en cause cette « dictature du bonheur » qui réduit l’existence à une succession de mantras et de pratiques autocentrées. Car, écrivent-ils, « ce sont la justice et le savoir, non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies ».
Shérine Berrahal
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