La politisation de la mémoire

« Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul ». Le souvenir dont parle Proust, ce souvenir si fort qu’il lui revient en dégustant une madeleine, cette fameuse madeleine de Proust, illustre parfaitement le sujet que nous traiterons aujourd’hui au sein de cet article : la mémoire. La mémoire, inscrite dans le passé mais gravée dans le présent, devient un instrument capable de modeler non seulement les souvenirs individuels, mais également le récit collectif de l’Histoire. Toutefois, si pour Proust, la mémoire est un retour intime à soi, pour les politiques, elle devient un terrain d'enjeux collectifs, une matière à modeler et à orienter. 

 

La mémoire est, en effet, un thème classique de philosophie, ainsi, il ne s’agira pas dans cet article de se borner à la simple étude de ce sujet, mais de comprendre comment peut-elle se concrétiser, se matérialiser voire se façonner par le biais des politiques, avec une approche critique. 

Alors, la mémoire se présente comme restitution ou reconstruction du passé qui se raccroche au présent, afin de ne pas oublier, et en l’occurrence, afin de ne pas recommencer les mêmes erreurs. Admettre la mémoire, c’est donc admettre une conservation présente du passé. 

 

Comme nous l’avons compris, la mémoire reproduit donc le passé, mais plus encore, elle permet de le conserver, de le graver, de le transmettre et de le diffuser. Cependant, lorsque la mémoire devient un outil politique, elle cesse d'être une simple restitution pour devenir un instrument de pouvoir. La politisation de la mémoire est-elle nécessairement bénéfique ? Ne faudrait-il pas concéder une déviance à cette instrumentalisation des mémoires ? 

En effet, la mémoire comme outil politique se mêle de manière systématique à l’histoire, mais aussi aux traumatismes, toutes les mémoires ne sont pas traitées de manière égale, par exemple les mémoires individuelles ne font pas l’objet d’une politisation, de fait en ressort une hiérarchisation des mémoires par les politiques, mais plus encore, une surpolitisation de la mémoire qui amène à réfléchir sur la nécessité d’oublier. 

 

Pour éclairer cette réflexion, nous explorerons d’abord la mémoire comme un outil de préservation du passé, avant d’analyser les dérives potentielles de sa surpolitisation et, enfin, d’interroger la possibilité d’une dépolitisation salvatrice.



La mémoire est gardienne du passé. Conséquemment, se souvenir permet de ne pas reproduire, la mémoire acquiert donc un caractère préventif et utile. 

C’est dans cette même perspective que la philosophe Simone Weil écrivait dans L’Enracinement « L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous ». D’après Weil, il faut construire l’avenir sur les bases du passé, mais plus encore, il existe une interdépendance entre l’avenir et le passé, car l’un sans l’autre n’existe pas. Penser au futur sans réfléchir au passé n’a donc aucune logique et amène à une reproduction cyclique des événements historiques. L’actualité illustre parfaitement ce propos. Prenons en guise d’exemple les manifestations néofascistes ayant lieu à Paris, n'avons- nous donc tiré aucune leçon du passé ? Il faut donc s’enraciner dans le passé, pour vivre dans le présent et construire le lendemain. La mémoire joue donc un rôle primordial, celle de s’inscrire dans le passé, de le comprendre et de ne pas l’oublier. En effet, la mémoire est gardienne du passé, mais de manière inévitable gardienne des autres temps, le présent et le futur. C’est ainsi que Saint Augustin distinguait le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. La mémoire place les différents temps sur une même ligne verticale dans l’objectif de protéger notre futur présent en devenant fondamentale et inséparable à l’existence humaine. 

 

C’est pourquoi il est primordial de distinguer la notion de mémoire collective et individuelle. La mémoire collective s’appuie sur des récits construits dans des structures d’opportunités politiques, tandis que la mémoire individuelle, quant à elle, n’est pas unifiée, mais en réalité se singularise par une pluralité de discours. De fait, politiser la mémoire, et nous entendons par là la mémoire collective, permet de la conserver.  

 

Pour clarifier ce propos, nous pouvons nous appuyer sur la mémoire de la guerre d’Algérie. Effectivement, à la fin du conflit, naît une forte demande algérienne de reconnaissance se caractérisant par une augmentation des témoignages sur la dite guerre afin de transmettre sa mémoire. Au contraire, en France, les politiques tentent de couvrir les crimes et massacres commis en Algérie. Dans les années 60, la France pratique donc une dépolitisation de la guerre afin de minimiser l’importance du conflit. Il faut en réalité attendre les années 70 pour qu’une politique de mémoire commence à être mise en place, notamment par l’introduction de la guerre dans les manuels scolaires des collégiens, puis en 1983 dans ceux des lycéens, et enfin le 10 juin 1999 pour que la guerre d’Algérie soit officiellement reconnue par l’Assemblée nationale et que sa mémoire se concrétise. Ainsi, en cherchant à minimiser l’impact des événements, les politiques françaises ont tenté de contrôler le récit officiel, réduisant la mémoire collective à une version édulcorée des faits. Il a donc fallu attendre presque 40 ans avant que la mémoire algérienne soit politisée, et c’est précisément par cette institutionnalisation de la mémoire que le conflit fut reconnu en France et surtout retenu. Dès lors, la politisation de la mémoire apparaît comme nécessaire pour conserver le passé et lui permettre de jouer son rôle de gardienne dans le présent.  

 

Par ailleurs, la mémoire collective en tant que construction politique amène à s’interroger sur son rôle aussi bien en tant qu’outil de légitimation, de création d’une identité nationale ou bien encore de rayonnement international et diplomatique. En effet, le travail de cette mémoire permet d’influencer l’engagement, l’identité et les multiples représentations qu’elle inclut. Lorsque les mémoires s’unissent pour ne devenir qu’une entité collective, elles permettent de dépasser l’oubli tant apprécié des États pour supprimer les tâches sombres de leur histoire, afin de créer un véritable sentiment national et diffuser son récit. La mémoire s’institutionnalise, en devenant mémoire collective, et devient politique afin de réclamer une reconnaissance et la création d’une identité. C’est d’ailleurs la thèse avancée par le philosophe Johann Gottfried von Herder dans son ouvrage Histoire et cultures. Au fil de sa réflexion, Herder nous décrit une vision holiste et organique de la nation, qui se créait par une même langue, un même territoire, une culture et une histoire commune. La mémoire permet donc de fonder ces éléments et de faire naître la nation, ou plutôt de la consolider, encore faut-il créer cette mémoire. 

 

La mémoire joue donc un rôle essentiel dans la conservation du passé. Plus encore, politiser la mémoire permet de la conserver et de créer une mémoire collective au service de la nation par la construction d’un sentiment d’appartenance nationale. Cependant, la mémoire collective, comme dit précédemment, est bel et bien une construction étatique, ce qui amène à un certain nombre de dérives. 




La surpolitisation de la mémoire, c’est-à-dire une mémoire complètement réappropriée par les pouvoirs publics, transforme cette dernière. Elle n’est plus simplement protectrice, conservatrice du passé ou bien créatrice d’une nation, mais se transfigure en un instrument de justification, de manipulation et de contrôle social. 

De fait, la mémoire instrumentalisée devient un outil de légitimation politique : les États utilisent donc certains évènements passés pour justifier leurs actions présentes. La mémoire est alors réécrite, adaptée, voire inventée pour consolider un discours officiel en faveur du pouvoir politique. Par exemple, dans le roman de George Orwell La ferme des animaux, les 7 commandements de l’Animalisme sont au fur et à mesure du roman modifiés afin de servir les intérêts des cochons et justifier leurs agissements. De plus, les cochons assurent aux autres animaux qu’il en a toujours été ainsi, et que leur mémoire leur fait défaut. En réalité, cette métaphore nous montre à quel point la manipulation mémorielle permet de légitimer des actes, ou, pour résumer, comment reconstruire le passé permet de justifier le présent. 

 

Paradoxalement, certains événements font l’objet d’une dépolitisation afin d’éviter le débat politique en transformant certains événements en récits consensuels, figés et intouchables. Par cette dépolitisation qui n’en a que le nom, la mémoire devient indiscutable, un élément dont il ne faut pas débattre et, in fine, peut mener à une banalisation de certains actes sans remise en question. Nous retrouvons cette mécanique dans les musées. Prenons à titre d’exemple, un musée sur la Première Guerre mondiale, qui, par principe, est chargé d’histoire et de mémoire. Nonobstant, les études menées montrent qu’il existe une dépolitisation de la visite par les visiteurs eux-mêmes, et qu’en réalité, le registre mémoriel est davantage utilisé pour des souvenirs personnels. Les visiteurs transforment le musée en une fonction civile ou morale, et de fait, ce dernier devient un support d’actualisation, de légitimation des convictions politiques déjà existantes. Il n’est pas question de débat, il est question de confirmation. En dépolitisant le passé, certains lieux deviennent implicitement vecteurs de politisation qui entrent en conflit avec la volonté de neutralité. La dépolitisation peut donc prendre la forme d’une stratégie politique déguisée : faire semblant d’évacuer la dimension conflictuelle pour politiser autrement, neutraliser le débat tout en validant une interprétation dominante des évènements. C’est d’ailleurs ce qu’évoque Pierre Nora : les commémorations, les monuments ou les musées permettent de figer la mémoire dans des récits officiels, tout en évacuant sa dimension conflictuelle. 

 

Cependant, en figeant cette mémoire collective et en taisant les mémoires individuelles, cette dernière se fait instrument de conservation sociale en confortant certaines valeurs et en réprimant les voix dissidentes. En conséquence, la surpolitisation de la mémoire et le non-débat comme stratégie politique qui l’entoure entrent en conflit avec la multitude des récits, créant un conflit identitaire entre divers groupes sociaux, nations ou États. La mémoire, alors émancipatrice, conserve le statu quo sociétal et les logiques dominantes servant aux titulaires du pouvoir, sans laisser de place aux minorités victimes de cette surexploitation politique. En ne créant qu’une seule mémoire, celle collective, les politiques figent l’histoire et permettent une reproduction des actes passés. Il s’agit ici de créer une symétrie entre les souffrances pour créer une mémoire collective et renforcer la justice dite « transitionnelle », c’est-à-dire, une justice ne cherchant pas à sanctionner, mais à favoriser le compromis et la réconciliation. Tel a été le cas de l’amnistie après l’apartheid en Afrique du Sud, et plus précisément de la Commission Vérité et Réconciliation, ayant pour finalité de réconcilier le pays et la création d’une mémoire nationale, oscillant entre donner la parole aux victimes et éviter la justice pénale craignant la guerre civile. Certes, la commission a permis à de nombreuses victimes de témoigner et de faire entendre leur voix, mais elle a été accusée de ne pas avoir suffisamment abordé les structures profondes de l'apartheid et de son absence de sanctions permettant de reproduire les évènements du passé en construisant une mémoire collective dans un contexte de réconciliation. 



Si la surpolitisation de la mémoire amène à l’inaction, nous sommes à même de nous demander si la dépolitisation mémorielle et l’oubli ne seraient pas finalement favorables. C’est en tout cas ce que soutient Nietzsche dans ses Considérations inactuelles. On peut distinguer l’homme des animaux par son rapport au temps, l’homme se souvient tandis que l’animal oublie. Il est nécessaire de recontextualiser la pensée nietzschéenne dans la recherche du bonheur, ou tout du moins d’une vie sans douleur. Ainsi, pour Nietzsche, l’oubli est condition d’une vie paisible. En exerçant sa capacité d’oubli, l’homme se défait de ses maux pour vivre l’instant présent et accéder à un avenir heureux, tout comme les animaux. Il ne s’agit en aucun cas de nier l’histoire, mais simplement de l’oublier car elle démontre un ensemble de violences qui affaiblissent l’envie de vivre. Il faudrait donc valoriser l’oubli au profit de la mémoire afin d’aller de l’avant. 

 

Mais accepter la thèse de Nietzsche, c’est accepter l’absence de sanction, or, nous l’avons vu, cette absence crée une injustice et une conservation sociale. 

Plutôt que d’oublier, il vaudrait alors mieux dépolitiser totalement la mémoire afin qu’elle soit le plus juste possible, encore faut-il que cela soit possible. Il faudrait alors confier la construction de la mémoire aux historiens plutôt qu’aux politiques, et ne pas voir la mémoire comme un moyen pour parvenir à une fin, mais comme une fin en soi, dénuée de toutes considérations idéologiques. Alors, penser la mémoire uniquement d’un point de vue historique, voire scientifique, permettrait d’obtenir cette mémoire « juste ». 



Néanmoins, nous nous retrouvons ici perdus dans un paradoxe : comment dépolitiser la mémoire tout en lui permettant de jouer son rôle de gardienne, de conservation et de consolidation des nations ? Si la mémoire est dépolitisée, n’est-ce pas oublier son rôle premier : celui de se souvenir pour ne pas reproduire ?

Une mémoire totalement dépolitisée perdrait sa capacité à fédérer, à reconnaitre, à punir. Elle deviendrait alors une simple collection d’éléments passés, sans aucune fonction sociale. À quoi servirait la mémoire de la guerre si elle ne transmettait pas un message de paix, de vigilance contre les idées extrémistes ? 

 

Il apparaît alors nécessaire de trouver le juste milieu, entre dépolitisation et surpolitisation. Au sein de cet article, nous avons pu aborder de multiples idées et thèses concernant la mémoire, mais au final, la mémoire tient avant tout à ceux à qui elle appartient. La véritable question n’est donc pas si la politisation de la mémoire est bénéfique, mais davantage comment politiser la mémoire afin qu’elle le soit. 

 

Sasha CUOP

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