La réforme de l’ÉNA : une mesure qui permet vraiment une "diversification des profils" dans la haute
Créée sur ordonnance de Charles De Gaulle en 1945 afin d’assurer une formation unique pour les hauts fonctionnaires, l’École Nationale d’Administration (l’ÉNA) était, jusqu’en 2021, l’école permettant d’accéder aux plus hautes fonctions de l’Etat. Elle a notamment formé 4 Présidents de la République tel que Jacques Chirac, ainsi que 9 Premiers Ministres et 6 patrons du CAC 40.
C’est cette même école qui permettait de pénétrer les « grands corps administratifs » : l’Inspection Générale des Finances, la Cour des comptes et le Conseil d’Etat. Mais en 2019, lors d’une conférence de presse, Emmanuel Macron - étant lui-même énarque - a annoncé qu’il supprimerait l’école, pour laisser place à l’Institut National du Service Public (l’INSP) le 1er janvier 2022. Certains parlent d’une suppression de l’ÉNA, d’autres, d’un simple remplacement.
Pourtant, l’ÉNA jouissait d’un prestige et d’une reconnaissance nationale et internationale, admise par tous comme l’une des plus grandes écoles françaises.
Elle a été instituée dans le but d’être une école du service public, qui recrute ses élèves sur concours, pour former ses administrateurs, à la fois indépendants et ayant une compétence transversale (un savoir-être mobilisable dans tout environnement professionnel). De plus, grâce au concours qui est un moyen objectif pour accéder à l’ÉNA, en dépit de tous les filtres sociaux présents dans le système scolaire, l'école promet une atténuation des logiques de sélection sociales. Le projet originel de l’ÉNA était aussi d’éviter l’existence de concours séparés pour tous les corps de la fonction publique.
Cela présentait un risque de favoritisme dans chacun des concours, ainsi que la création d'un entre-soi qui viendrait nuire davantage à la méritocratie et à la possibilité pour les individus issus de milieux défavorisés d’y accéder. En effet, l’information leur serait plus difficile à obtenir (les critères de sélection, la meilleure manière de préparer les concours, etc), que pour des enfants de cadres, déjà intégrés dans les classes sociales élevées.
Alors quelles sont les raisons à l’origine de cette réforme ?
Dans un rapport rédigé par Frédéric Thiriez, Florence Méaux et Catherine Lagneau remis en début d’année 2020 au Premier ministre de l’époque, trois grands objectifs concernant l’ÉNA sont fixés :
- Diversifier le recrutement initial des hauts fonctionnaires afin de permettre une ouverture à la diversité des talents et aux personnes issues de milieux défavorisés ;
- Rendre plus opérationnelle cette formation initiale ;
- Dynamiser les parcours de carrière.
Ici, nous allons nous intéresser au premier objectif de cette réforme.
Pourquoi vouloir diversifier le recrutement initial ?
Selon Vie publique, « Avec la suppression de l’ÉNA, il s’agit de diversifier les profils qui entrent dans la haute fonction publique ». Cette volonté de diversité émane en effet d’un constat : celui d’une méritocratie en réalité peu existante au sein de l’école. On parle d’un entre-soi, d’une très forte reproduction sociale.
Même si l’école se défend face à ces accusations dans un Tweet publié en avril 2019 en mettant en avant les « 14% d’élèves petits-enfants d’ouvrier, 9% petits enfants d’agriculteur, 12% petits-enfants d’artisan ou commerçant, 12% petits-enfants d’employé, 56% d’élèves [ayant] fait leurs études secondaires en région. » et malgré le peu d’informations transmises par l’ÉNA concernant l’origine sociale des promotions de son école, dans une étude réalisée en 2015 par le Centre européen de sociologie et de science politique, qui s’intéresse à dix promotions entre 1983 et 2009, on constate que l’entre-soi est réel et que la représentation de la structure socioprofessionnelle française au sein de l’ÉNA est bien loin de la réalité : en moyenne sur ces dix promotions, près de 70% des élèves sont fils de cadres.
Et selon Claire Cambier, la proportion d’élèves ayant un père exerçant une profession supérieure ne cesse d’augmenter. Comme de nombreux autres énarques qui ont pu faire le même constat que cette étude en accédant à l’école, Laurent Fabius parle lui, d’« un système malsain et refermé sur lui-même ».
Enfin, même après avoir délocalisé l’école à Strasbourg en 1991, loin des élites parisiennes, afin de diversifier ses élèves et après avoir créé en 2009 une classe préparatoire au concours externe de l’ÉNA pour les jeunes issus de milieux sociaux modestes nommée « CP’ENA Égalité des chances », encore en 2015, 69% des étudiants à l’ÉNA sont enfants de cadres et seulement 4% sont enfants d’ouvriers.
La sur-représentation des hommes ainsi que la faible diversité géographique sont aussi des points constatés par le rapport.
Ainsi, dans les faits, les objectifs originels cités plus haut, sont en réalité bien loin de ce qu’a été l’ÉNA. Cette école se voulant méritocratique, est en fait élitiste. L’ÉNA semble donc loin d’avoir apporté une réponse à ses pères fondateurs.
Ce que la réforme va instaurer pour pallier cet immobilisme social au sein de l’école.
Voici ce que la réforme a engagé comme grands changements entre l’ÉNA et l’INSP pour diversifier les profils au sein de cette nouvelle école :
Une modification de l’épreuve de culture générale - qui est l’épreuve la plus inégalitaire, jugée socialement discriminante - pour laisser place à une épreuve qui fait appel au point de vue personnel des étudiants, donc à un travail moins académique ; une modification de l’épreuve de finances publiques, pour une épreuve plus courte, passant de 5 heures à 3 heures ; la mise en place d’une épreuve de cas pratique ; l’allègement d’autres épreuves, en mettant en place un choix pour certaines d’entre elles ; une diminution d’examens pour le concours interne ; le passage de 5 à 3 épreuves orales, plus courtes, visant à « valoriser et personnaliser le projet du candidat » selon l’INSP ; et enfin, un amendement sur l’épreuve d’anglais qui vise, selon la directrice de l’INSP à maintenir un bon niveau dans la langue, sans en revanche favoriser les élèves qui ont voyagé à l’étranger.
Il existe d’autres changements qui ont été mis en place, portant notamment sur le fond de la formation et sur l’après ÉNA. Ces changements concernent cependant les deux autres objectifs fixés par le rapport Thiriez.
Suffisant ?
Même si le recule sur cette « suppression » de l’ÉNA n’est pas assez large, beaucoup parlent d’une simple réforme et non pas d’une réelle suppression de l’école, d’un simple changement de nom, avec des modifications certes, mais un fond de l’INSP qui reste identique à ce qu’était l’ÉNA. Les locaux sont les mêmes et les changements pas assez forts, alors même que le rapport proposait des mesures plus radicales, comme la suppression définitive de l’épreuve de culture générale par exemple. En bref, ces mesures restent trop marginales pour pouvoir réellement diversifier le profil des étudiants. Il aurait fallu davantage réformer l’ÉNA et surtout, ses modalités de recrutement, plutôt que la remplacer par un institut similaire à l’école.
Enfin, concernant la diversité sociale au sein de l’ÉNA, le sujet n’est pas propre à cette école, en effet, il concerne tout l’enseignement supérieur. Plus l’on va loin en matière de niveau de diplôme, plus la sur-représentation des enfants de cadres va s’accroître. Donc, ce problème de sur représentation est lié à tout le système scolaire, pas seulement à l’ÉNA, il arrive en bout de chaîne de celui-ci. Par conséquent, si l’on veut réellement diversifier les profils des étudiants des grandes écoles telles que l’École Polytechnique, qu’HEC ou que l’INSP, c’est tout au long de la chaîne que représente le système scolaire qu’il faut agir. De l’entrée en maternelle, jusqu’aux diplômes.
Mohamed ABED.
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