La société néolibérale, terreau fertile du vote d’extrême droite
L’influence croissante de l’extrême droite dans les pays occidentaux, marquée récemment par l’élection de Trump et la montée en puissance de multimilliardaires masculinistes aux Etats-Unis, peut et doit nous inquiéter. Il est primordial de réfléchir sur les mécanismes sociologiques qui sous-tendent le vote d’extrême droite, pour comprendre la manière dont le RN s’emploie à instrumentaliser des failles humaines ainsi que des situations personnelles pour répandre ses idées au sein de la société.
Comme le montre Andrea Pirro, l’extrême droite repose généralement sur deux idéologies : le nationalisme et l’exclusion de l’autre (qui implique une idée d’homogénéité). En France, le RN est considéré comme un parti d’extrême droite populiste.
L’objet de cet article sera principalement de montrer pourquoi les inégalités et la logique individualiste qui caractérisent nos sociétés peuvent être un terreau fertile au vote d’extrême droite, et potentiellement aux idéologies fascisantes qui marquent encore aujourd’hui, malgré leur stratégie de dédiabolisation, les idées du RN.
Nous tenterons de dégager les différentes motivations du vote d’extrême droite afin de comprendre les mécanismes sociologiques qui les sous-tendent.
I- Le vote RN de contestation
Dans un premier temps, il est important de souligner les constats résultant des travaux sur la sociologie électorale de l’extrême droite. Félicien Faury montre que le RN se diffuse davantage dans les zones pauvres avec un taux de chômage élevé, et où la dissipation du voile méritocratique et le blocage du soi-disant « ascenseur social » sont sources d’une grande colère. Dans ces espaces se développe alors un ressentiment fort envers les gouvernements.
Ce ressentiment intervient dans le cadre de la crise démocratique caractérisée par un manque de confiance dans les institutions, un manque de représentativité politique, et une faible implication dans les décisions démocratiques. D’autant plus que les personnes disposant d’un capital culturel et économique plus faible sont davantage sujets au manque de compétence politique les excluant souvent du processus démocratique (cf Daniel Gaxie, « Le cens caché »).
Ainsi, face à la crise multiforme de notre société, les électeurs du RN peuvent être amenés à voter par « défaut », par rejet des autres partis ou parce qu’ils ont « tout essayé ». Mais il serait illusoire d’affirmer que ces électeurs ne votent que par opposition, par rejet. En effet, de nombreux électeurs sont séduits (ce qui s’explique notamment par la crise démocratique) par les méthodes populistes d’une extrême droite qui leur offre des solutions “simples”, mais illusoires.
Et ces solutions proposées par le RN, prennent toujours le même bouc-émissaire : cet Autre, l’Immigré, présenté comme une menace pour la population « native ».
II- L’immigré comme bouc émissaire
Il est alors essentiel de considérer les motivations économiques et sociales des individus comme liées à la perception des enjeux migratoires. En effet, comme le montre Stuart Hall, « les idéologies n’opèrent pas à travers des idées isolées », mais par « grappes » et « chaînes d’association connotatives ». La force de l’extrême droite est justement de faire des jonctions entre l’immigration et tous les autres domaines socio-économiques d’un pays, jonctions qui sont bien souvent unanimement démontrées fausses par la littérature scientifique. Tous les discours présentés ci-dessous, établissant de telles associations d’idées concernant l’immigration, sont factuellement inexacts, et des explications / sources seront données à la fin de cet article.
D’abord, les immigrés sont accusés de prendre la place des natifs sur le marché de travail : ils font alors office d’explication pour le chômage (nous pouvons penser au slogan FN « 1 million de chômeurs, c’est 1 million d’immigrés en trop »). La peur croissante du chômage chez les électeurs rend alors ces derniers sensibles aux discours protectionnistes et de préférence nationale sur le marché de l’emploi.
Ensuite, les immigrés sont perçus comme coûteux pour l’économie nationale. Le discours de l’assistanat est très répandu, accompagné par une indignation contre les aides sociales et les logements sociaux dont bénéficient les immigrés « sans rien apporter à la France ».
D’autre part, les immigrés sont déclarés responsables de l’insécurité en France. Cette croyance est entretenue par une instrumentalisation politique de chiffres relayés par des médias d’extrême droite comme BFM TV. Pourtant, la surreprésentation des immigrés dans les incarcérations peut s’expliquer par des facteurs divers (troisième variable de la pauvreté induisant un effet de structure, contrôles au faciès, délits n’existant que pour les migrants…) et aucune étude sérieuse n’a permis de démontrer un lien entre le fait d’être immigré et le fait d’être délinquant, toutes choses égales par ailleurs.
Enfin, le fantasme reproductif sur les femmes étrangères et la théorie du « grand remplacement » semblent être des causes faciles pour expliquer le manque d’appartenance communautaire, les problèmes démographiques ressentis et répondre à la peur (voire paranoïa) identitaire de la population, entretenue par les discours nationalistes.
Ainsi, le RN parvient à trouver une même explication à tous les problèmes politiques, culturels, sociaux et économiques : l’immigré. Cette stratégie du bouc-émissaire est si prégnante qu’il serait difficile d’en démêler toutes les expressions. Mais pourquoi cette stratégie est-elle si opérante ?
III- Conscience sociale triangulaire et désignation d’une masse « Autre » indifférenciée
Pour le comprendre, il est important de mettre en exergue des dynamiques intrinsèques au système économique et social actuel dans les pays occidentaux.
A/ Une peur du déclassement…
Il est indéniable que notre système socio-économique met en avant le mérite et le travail comme étant le vecteur de sa position sociale. La pression normative ainsi que l’accélération permanente de nos sociétés entraînent une peur du déclassement comme le montre Hartmut Rosa. Ce qui importe, ce n’est plus tant la condition sociale en soi, mais bien la perception de son déclassement relativement aux autres groupes sociaux (« misère de position », P.Bourdieu)
Mais alors, le déclassement implique nécessairement la distinction avec une classe que l’on considère comme « inférieure ».
B / …liée à une conscience sociale triangulaire…
Pour analyser cela, le concept de conscience sociale triangulaire d’Olivier Schwartz peut être pertinent. Il postule que le champ social n’est plus organisé de manière binaire par l’opposition des élites (eux) au peuple (nous), mais de manière triangulaire avec l’apparition de « ceux d'en bas », marginalisés et souvent racisés. La conscience sociale triangulaire implique donc dans une perspective bourdieusienne que le peuple doit maintenant se distinguer de la masse stigmatisée. Cette masse est par essence déshumanisée, présentée à la fois comme assistée, sauvage et dangereuse. Elle est présentée comme un danger pour « le peuple » qui mérite (notamment par le travail), lui, de maintenir sa condition sociale. Or, il s’avère que le RN assimile de manière parlante et schématique cette masse aux immigrés : ce « eux » naturalisés face au « nous » naturels (Abdelmalek Sayad)
Or, il est frappant de voir dans les enquêtes sociologiques que les électeurs RN sont souvent à la frontière des groupes non « assimilables », ce qui accroît leur nécessité perçue de distinction. Le vote RN, notamment dans ses motivations anti-immigration, peut alors être compris comme une volonté d’inclusion au sein du groupe majoritaire par rejet et différenciation du groupe minoritaire caricaturé comme immigré afin de se placer symboliquement dans la hiérarchie pour se distinguer des « minorités du pire » (N.Elias).
Par exemple, un nombre non négligeable d’électeurs et électrices RN sont fils ou filles d’immigrés et mettent alors en avant dans leur discours leur propre « bonne volonté assimilationniste » en insistant sur leur fierté et mérite à s’être intégrés. Leur vote RN permet alors d’agrandir le fossé qui les sépare des autres immigrés afin de procéder à une opération symbolique de blanchiment. Comme l’énonce F. Faury, « L’altérisation raciste d’autres groupes ou d’autres individus permet de mettre à distance le risque d’en être soi-même victime ». « Placés aux frontières de l’ordre racial, ils en deviennent les garde-côtes ».
De même, le RN fait ses meilleurs scores chez les populations périurbaines qui se trouvent dans une forme d’entre deux territorial (et économique par extension). Elles subissent à la fois la « pression du haut » des classes supérieures et de l’augmentation du prix du foncier dans le périurbain, mais aussi de la « pression du bas » des classes inférieures souvent racisées. Afin de se distinguer de ces classes inférieures vivant souvent dans des HLM, et du stigmate qui leur est associé, les classes moyennes (majoritaires dans le périurbain) tentent de mettre en place des stratégies d’éloignement de ces zones (« white flight »). Mais ce sont les dominants des dominés : l’entre soi racial est « raté » et ils se retrouvent dans un immobilisme forcé car ils n’ont pas les ressources pour « fuir ». Ils valorisent l’homogénéité blanche mais sans pouvoir, à terme, y appartenir : ils se retrouvent « classés » par leurs « classements » (Bourdieu)
Nous avons vu ici que la masse de laquelle les électeurs RN cherchent généralement à se distinguer est une population immigrée, donc racisée en France métropolitaine. Cependant, il est important de préciser que le concept décrit précédemment de conscience sociale triangulaire ne nécessite pas nécessairement un racisme préalable. Pourtant, dans la désignation de la masse Autre comme inférieure hiérarchiquement se trouvent souvent des fondements racistes qu’il est important de souligner.
C/ …pouvant établir une hiérarchie sur des fondements racistes.
Toute la stratégie du RN se trouve en effet dans la désignation d’une masse « Autre » immigrée. Mais la cible de l’extrême droite réside plus précisément dans les populations immigrées racisées. De même, F. Faury observe notamment un emploi régulièrement indifférencié de « arabes » et « musulmans » chez les électeurs d’extrême droite. Beaucoup de discours insistent également sur la « bonne volonté assimilationniste » liée au fait de ne pas porter de signe religieux : porter le voile par exemple, est souvent perçu comme un manque de volonté de s’intégrer. Nous pouvons y voir une islamophobie structurelle, mais aussi une peur identitaire liée à une forme de « patrimonialisation » de la religion chrétienne (Yann Raison du Cleuziou).
Ainsi, on reconnaît, malgré la tentative actuelle pour le cacher, les fondements racistes et islamophobes de la pensée d’extrême droite. Dans son enquête, F. Faury montre par ailleurs que si la composante raciste n’est évidemment pas présente chez l’ensemble des électeurs RN, elle n’en reste pas moins importante et assumée dans de nombreux discours. Ainsi, la peur du déclassement social peut alors s’amalgamer avec la peur de la déchéance raciale par association d’idées.
Il me semble important de mentionner ici les analyses d’Abdellali Hajat, qui montre que le racisme est un « régime de vérité » spécifique qui se situe dans un rapport de concurrence avec le régime de vérité des sciences sociales. Concernant les croyances et fantasmes autour des immigrés (cf notamment Reza Zia-Ebrahimi sur la « racialisation conspiratoire » et les discours complotistes notamment en lien avec les Frères Musulmans), elles se révèlent être en complète contradiction avec la littérature scientifique sur le sujet. Les électeurs RN témoignent souvent d’un sentiment d’avoir été confronté à la réalité de la nature des groupes sociaux immigrés. L’antiracisme est alors associé à une forme d’arrogance bien-pensante de populations aisées et diplômées qui n’ont pas connu des agressions par exemple. L’anti-intellectualisme exprimé doit aussi se comprendre à l’aune d’un constat : la variable prédominante chez les électeurs RN est le niveau de diplôme : ils expriment souvent le sentiment de s’être construit par la force du travail par rapport à une élite aisée qui « ne sait pas ce que c’est ».
Conclusion :
Ainsi, nous avons vu dans quelle mesure il était possible d’affirmer que le système politique et institutionnel actuel faisait office de terreau fertile à l’émergence de sentiments nationalistes et d’idéologies fascisantes.
D’abord, la situation économique et la faible mobilité sociale entraînent un fort ressentiment envers les dirigeants. Ensuite, la crise démocratique de la 5e République et le manque de représentativité facilite la propagation de discours populistes. Enfin, les normes individualistes, le mythe méritocratique et les inégalités sont à l’origine du développement d’une conscience triangulaire favorisant le clivage sociétal. L’article tiré des presses de sciences po (cf bibliographie) résume bien cet aspect : « L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées ». L’incapacité des politiques à répondre efficacement aux injustices sociales créées par le système économique est alors certainement la cause première de la montée des idées d’extrême droite. Lutter contre ces dernières passe donc d’abord par la démocratisation de nos sociétés, la réduction des inégalités et la lutte contre le racisme structurel.
Plus globalement, il est alors nécessaire de prendre au sérieux le vote RN, qui instrumentalise des expériences réellement vécues. En effet, l’exclusion des électeurs/ électrices d’extrême droite ne peut pas être une solution : les incriminer de manière indifférenciée reviendrait à nier mais aussi prolonger les mécanismes sociologiques de domination sociale et symbolique qui sous-tendent leurs votes. Le racisme est évidemment condamnable et non justifiable, mais il faut aussi le comprendre comme une construction socio-politique et non comme de la bêtise intellectuelle. Nous devons réfléchir aux facteurs systémiques et aux responsabilités collectives qui nous mènent au racisme et à l’extrême droite,
Arthur Bonnamour
Sources :
Sur les discours d’extrême droite et leur réfutation :
- Sur le lien entre immigration et chômage : les études ont montré que les immigrés ne prennent pas « la place » des natifs : entre autres, ils occupent des emplois, peu qualifiés, mal rémunérés et pénibles dont les « natifs » se détournent (Rapport de la Dares, 2021).
- Sur le lien entre immigration et déficit budgétaire : Encore une fois, cette affirmation est fausse comme le montrent différents organismes : par exemple, l’OCDE dans son compte rendu « impact économique des migrations » explique que le coût de l'immigration pour les États s'équilibre et peut même être positif : "Dans tous les pays, la contribution des immigrés sous la forme d'impôts et de cotisations est supérieure aux dépenses que les pays consacrent à leur protection sociale, leur santé et leur éducation".
- Sur le lien entre immigration et délinquance : mais les études montrent que l’immigration ne peut pas être affirmée comme étant une cause de la délinquance (à ce propos, cf compte-rendu du CEPII : “immigration et délinquance : réalités et perception). Cette stratégie du bouc-émissaire permet alors de masquer certains mécanismes de domination à l’origine de la violence : par exemple, l’extrême droite (avec des collectifs comme Némésis) a réussi à réduire le problème patriarcal de la culture du viol à un problème d’immigration.
- Sur la théorie du « grand remplacement » :
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212#Tableau1_radio1
- France info, « L'article à lire pour comprendre pourquoi le "grand remplacement" est une idée raciste et complotiste »
- Institut convergence migrations, « Le mythe du grand remplacement »
Bibliographie :
- Félicien Faury, « Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite »
- Pierre bourdieu, “la noblesse d’Etat” (notamment sur la représentativité politique)
- Salomé Saqué, « Résister »
- Podcast France culture « qui vote extrême droite ? »
- https://www.sciencespo.fr/fr/actualites/le-rn-n-ira-pas-plus-haut-sociologie-du-vote-d-extreme-droite/
- https://www.lagrandeconversation.com/debat/politique/les-causes-du-vote-dextreme-droite-lapproche-geographique/
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