Le mythe d'une sous-littérature

En 2023, dans le célèbre journal Le Figaro paraissait un article intitulé : Marc Lévy ou Guillaume Musso : qui est le plus nul ?. C’est un titre intéressant, car on peut reconnaître à son auteur, Nicolas Ungemuth, la prétention voire même l’audace de considérer que lesdites œuvres de ces écrivains se trouvent être mauvaises. Leur affiliation au sein de cet article, les fait appartenir à un même genre, celui de la mauvaise littérature, supposant qu’il existe ainsi son contraire : la bonne littérature. Mais alors existe-t-il vraiment une “haute littérature” et “une basse littérature” ?
En réalité, tenir ce genre de propos dénote d’un regrettable manque de recul sur l’histoire et l’évolution littéraire, ainsi que sur les processus et sur les acteurs qui ont régi la vision que chacun se fait de la littérature au fil du temps. Et ce mince écrit, avec une visée vulgarisatrice, a pour but de mettre fin au mythe de la hiérarchie littéraire. La littérature exige que l’on y apporte une vision historique, sociale, matérielle et critique. Nous nous baserons ici sur deux concepts littéraires que sont le Canon et l’Horizon d’attente du lecteur, mais il est bon de retenir que la hiérarchie littéraire est une question qui défraye la critique et se trouve bien plus complexe qu’il n’y paraitra ici.
Le canon se résume grossièrement à l’ensemble des œuvres et auteurs qui définissent l’esthétique d’un mouvement littéraire, ce sont les incontournables, pour ainsi dire les meilleurs de leur époque. Ramona Malita, doctoresse en littérature écrira du canon littéraire « Les réponses à la question “quels sont les bons livres ?’’ exigent une liste, c'est-à-dire un processus de sélection et de hiérarchie à la fois, bien qu'une telle liste ne soit jamais finie, ni complète, ni objective ». Mais alors qui opère cette sélection, qui définit le canon, quelles sont ces instances ayant le privilège de nous imposer le Beau ?
Car en effet le Beau nous est imposé, rien n’est jamais purement subjectif, en ce sens que les goûts vis -à -vis de la littérature ne nous appartiennent jamais vraiment entièrement. Toute littérature que l’on adule ou que l’on méprise en est ainsi, car régie par des facteurs différents.
Tout au long de l’histoire littéraire, ce sont les institutions académiques, éditoriales et économiques telles que l’école, les prix honorifiques ou bien encore les lois et mécanismes de production qui régissent l’accès du lecteur aux œuvres. Lorsque l’on applique un minimum de réflexion quant à la littérature, on réalise vite que c’est une affaire sociale. C’est pourquoi chacun a entendu parler de Corneille mais rares sont les lecteurs ayant eu le privilège de se familiariser à sa contemporaine Catherine Bernard pourtant fort talentueuse.
Elle est la première femme à avoir fait jouer une tragédie à la Comédie Française. Elle est l’autrice de nombreuses œuvres qui connaissent un grand succès à leur époque, Voltaire va même être accusé de l’avoir plagié pour l’écriture de sa tragédie Brutus qui fut également l'objet de la plume de Catherine Bernard.
Pourtant, aux alentours du XIXème siècle, celle-ci se voit évincée du corpus littéraire, ses œuvres ne sont plus reconnues comme des chefs d’œuvres, et pour cause un processus progressif qui, aujourd'hui, n’est toujours pas achevé. C’est celui de la réduction systémique de femmes inspirantes et talentueuses, au statut de cadette, amie ou bien amante d’un grand homme. En effet, les instances qui régissent la mise en lumière des écrivaines et écrivains étaient et resteront élitistes, bourgeoises, capitalistes ou encore patriarcales, à l’image de notre société.
Ainsi Voltaire ne se privera pas de nier les accusations de plagiat sur fond d’affiliation du travail de Bernard, à celui de son contemporain Fontenelle. L’exemple de cette écrivaine est loin d’être isolé et contribue à l’idée reçue que la « littérature féminine » est moins bonne que celle des hommes considérés bien souvent comme plus réfléchis et cultivés. Les livres écrits par des femmes s’adresseraient donc à un public moins érudit, tandis que ceux écrits par des hommes seraient plus rationnels.
Lorsque l’on y réfléchit, aujourd’hui cette idée reçue reste parfois un peu récalcitrante mais elle est dans la globalité majoritairement détruite (et à raison), preuve que l’idée que l’on se fait de la mauvaise littérature dépend de l’époque, du contexte et des éléments régisseurs de l’accès à la littérature.
On ne peut avoir de regard sur les belles lettres sans y apporter une vision historique et sociale. Charnier, historien de la littérature, dira : « La lecture est toujours une pratique incarnée dans des gestes, des espaces, des habitudes. ». Il est intéressant de mêler cette citation à l’analyse sociale, auctoriale ou même productive que ce dernier fait de la littérature. Il considère que si l’on s’arrête au texte afin de comprendre la littérature, la réflexion meurt dans l’œuf et donne naissance à cette idée qu’un livre appartient à une meilleure littérature qu’un autre. Or la vision que l’on se fait d’un livre, outre l’appréciation personnelle, est conditionnée par l’histoire littéraire qui nous est enseignée.
Notre magnifique et prestigieuse vision de l’histoire littéraire française nous la devons à Gustave Lanson, car il a bien fallu qu’un petit universitaire se charge de la construire de toutes pièces et selon son bon vouloir. Il a ainsi ouvert les perspectives du milieu universitaire : l’un des milieux les plus influents dans la construction du canon littéraire. Il y a réintroduit les études de textes qui n’étaient plus coutumes depuis quelques siècles et a élargi l’horizon des œuvres françaises étudiées en introduisant le Moyen-Age, la Renaissance ainsi que le siècle des Lumières, en plus du siècle de Louis XIV déjà étudié.
C’est grâce à lui que les élèves ont le privilège de lire des incontournables de la littérature française tel que Candide de Voltaire. Gustave Lanson en a décidé ainsi, ils seront des classiques aux yeux des universités françaises plus encore que n’importe quelle œuvre de Bernard sa prédécesseuse, longtemps ignorée dans le champ des études.
Il est intéressant ici de réaliser ainsi l’influence qu’ont les instances élitistes sur notre regard et horizon littéraire. L’école n’est pas la seule, si l’on prend l’exemple du prix Goncourt on réalise combien les régisseurs de ce qu’on considère comme de la bonne littérature font partie du même entre-soi bourgeois et élitiste. Le président du jury Goncourt n’est autre que Didier Decoin.
Né à Boulogne-Billancourt, il a réalisé un parcours dans le privé durant toute son éducation, et on sait qu’il est issu de cet entre-soi culturel mondain et biberonné au mépris de classe qui alimente le mépris littéraire. Le Goncourt ne compte que 10% de concourantes au titre gagnantes, le milieu reste conservateur et aujourd’hui personne ne peut prétendre ne jamais avoir eu vent du Prix Goncourt : preuve que notre vision de la littérature reste régie par des instances qui alimentent un certain mépris.
Pour autant doit-on passer d’un mépris de certaines œuvres à l’adulation de toutes ?
La question est épineuse, une seule chose reste certaine, considérer qu’il existe une sous-littérature c’est mépriser ceux qui s’adonnent à un type de lecture qui n’est pas la leur, c’est jouer le jeu de l’adulation du Beau et de l’intellectualité des élites bourgeoises. Si on peut considérer que certaines œuvres sont mauvaises, que certaines œuvres n’ont de but que divertissant, le tout reste biaisé et subjectif, personne ne peut avoir la prétention de définir le Beau si ce n’est sous le joug de critères bourgeois.
Mais un Mussot vaut-il un Corneille ? Toute littérature tient-elle la même valeur ? Ayant exprimé mon refus d’imposer un mépris instauré par les codes bourgeois qui nous sont enseignés, je n'aurais pas la prétention d’y répondre par une hiérarchie mais bien par une catégorisation. Il faut pour organiser cela, se pencher sur ce que de nombreux théoriciens de la littérature ont nommé « l’horizon d’attente » du lecteur. Ce concept exprime le fait que l’appréhension qu’un individu se fait d’un texte est influencée par des marqueurs socioculturels, en ce sens qu’elle est façonnée par ses expériences, appréciations et connaissances de la littérature.
Le tout mène le lecteur à avoir des attentes dans la littérature en fonction de ce à quoi il est déjà familiarisé et ce qu’il a déjà apprécié. Alors certains ouvrages ont pour but de contenter l’horizon d’attente des lecteurs. Musso produit bien souvent des œuvres semblables afin de convenir à ses lecteurs, tandis que d’autres « ouvrent » l’horizon d’attente. C’est peut-être ici que réside le but de catégoriser plutôt que de hiérarchiser, mettre tous les horizons sur le même plan.
Ne pas penser un lecteur de Lévy et un lecteur de Balzac selon une hiérarchie des lectures mais selon des horizons différents, orientés selon les codes auxquels ils sont familiarisés ; c’est penser que ces derniers peuvent accéder aux mêmes horizons si on les ouvre. C’est mettre fin à une vision de la lecture comme performative, comme outil intellectuel et reflet de notre intellectualité uniquement. C’est cesser de sacraliser les classiques tant et si bien que l’on ferme l’horizon des lecteurs de ce qui diffère.
Cette dernière a toujours eu pour but de divertir, d’où la parution de nombreuses œuvres, que l’on considère comme incontournables aujourd’hui en feuilletons qui étaient perçues comme des navets de la littérature. Balzac écrit des romans à une époque où ils sont considérés comme un sous-genre, une sous-littérature. Il s’agit toujours d’une question de perspective, d’appréciations personnelles façonnées par notre époque et notre familiarisation aux œuvres.
C’est pourquoi, il est bon d’encourager chacun à ouvrir ses horizons de lecture. Mépriser le genre auquel ils sont familiarisés, ne prend pas en compte les facteurs socioculturels et ne fait qu'alimenter une illégitimité de certains lecteurs à se prétendre comme tel. On ne peut nier que certains « classiques » de la littérature française soient instructifs, bons à lire, mais ils ne sont pas un rite de passage obligatoire pour devenir un lecteur avéré.
Parfois l’intention est bonne : faire en sorte que ceux qui se contentent de lire pour se divertir lisent pour s’instruire. Or l’un n’empêche non seulement pas l’autre mais qui plus est, ce n’est pas en imposant un type de littérature comme meilleure qu’elle va alors sembler plus intéressante. Elle va souvent paraître inatteignable, inintéressante et illégitime aux yeux de ceux qui n’y sont pas familiarisés. Un piédestal culturel mène toujours à la fermeture des horizons, une volonté bourgeoise de conserver le monopole culturel.
Le capitalisme n’est pas à négliger car il est vrai que des auteurs tels que Musso ou Lévy volent souvent l’affiche aux auteurs qui innovent et qui ne cherchent pas seulement à contenter l’horizon d’attente mais renouvellent la littérature. En effet, mieux ils se vendent, plus ils seront mis en avant, le profit dans le monde éditorial reste le maître mot. Toujours est-il que conseiller aux lecteurs de cette « littérature de divertissement » de se tourner vers « cette petite libraire indépendante du 12ème » ne reste pas la solution.
L’édition indépendante est un chemin de croix, produire un livre nécessite de nombreux moyens, de longues démarches, les coûts de production engendreraient, si cette dernière augmentait, une multiplication des prix des livres. Le prix serait peut-être le double de celui d’un Lévy vendu pour moins de 9€ à la Fnac, les librairies et éditeurs indépendants ne connaîtraient pas le succès escompté. Lorsque l’on produit un livre, sa production n’est pas le seul coût bien qu’il soit déjà conséquent ; il reste encore la diffusion, la distribution, l’entreprise est faramineuse et ce n’est pas ainsi que l’horizon d’attente des lecteurs s’ouvrira en masse.
Un lecteur de Musso a adoré son livre La fille de papier ? il se peut qu’il aime l’étrangeté de la rencontre qui plane sur Michel et Lydia dans le roman Clair de femme de Gary. Quand bien même Romain Gary lui semble lourd, long et trop énigmatique, grand bien lui fasse, peut-être Musso a-t-il pour qualité le fait qu’il stimule mieux l’imagination du lecteur et apporte plus de légèreté au récit. Mais il est fort possible que ce dernier aime le mystère du synopsis de Gary qui s’apparente à celui du Musso et qu’il y trouve son compte car les deux se trouvent être publiés à la Fnac à un prix semblable.
Ce schéma de mise à égalité des œuvres et des horizons aide à l’ouverture de tous les lecteurs et mène ceux qui se contentent de lire ce que le capitalisme leur propose, à se réjouir de découvrir de nouvelles choses. Il n’est pas à négliger que pouvoir se défaire du joug capitaliste sur quelque plan que ce soit et notamment sur le plan culturel, est un privilège.
En somme, toute la « bonne littérature » ainsi que son antagonisme ne sont que des concepts socio culturels qui découlent de notre familiarisation aux œuvres, notre époque et dans une certaine mesure de l’élitisme. Il existe de nombreux facteurs qui construisent de toute pièce notre appréhension de la littérature ainsi notre vision n’est jamais neutre ni objective.
Il reste bon de souhaiter que chacun se familiarise à de nouveaux horizons, mais pour se faire il faut se défaire du mépris et comprendre en quoi le capitalisme met en lumière les œuvres consommées en masse. Le Beau n’est jamais qu’un concept idéaliste dont il faut se défaire, l’idée sous-culture mène au culte de ce dernier et il faut brûler nos idoles afin de mieux appréhender la littérature. Plus vous lisez mieux vous lirez.
Margaux Brunet
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