“Le Nouveau Sultan” : Construction d’un ethos islamiste et autoritaire en Turquie sous Erdoğan
Il y a un siècle, le 29 octobre 1923, naissait la République de Turquie, peu après le renversement du “dernier sultan” Mehmet VI, le démantèlement de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale et la révision du traité de Sèvres, aboutissant à la signature du traité de Lausanne. Son fondateur et premier président de 1923 à 1938, Mustafa Kemal Atatürk, trace l’idéal d’un État occidentalisé, laïc et moderne, loin des structures politiques, sociales et culturelles fortement religieuses de la dynastie ottomane. Évidemment, cette volonté de démocratisation peut être remise en question, car le pouvoir reste autoritaire et la Turquie est gouvernée par un parti unique jusqu’en 1945.
La dimension laïque et moderne de la Turquie se heurte rapidement à des limites importantes, avec un retour du religieux sur la scène politique depuis les années 1950, en raison du retour au pluripartisme en 1946, amenant l’affirmation des oppositions. Dès 1950, l’idéologie séculière et modernisatrice de Mustafa Kemal est mise à mal avec la victoire du Parti Démocrate dirigé par Adnan Menderes, qui adopte une politique favorable aux traditions islamiques, mais qui sera destitué par la suite lors du coup d’État de l’armée en 1960, gardienne de la laïcité kémaliste.
Cette contextualisation est importante pour comprendre la transformation de la Turquie sur tous les plans, atteignant son paroxysme avec la montée de l’islamisme sous la présidence du “nouveau Sultan” Recep Tayyip Erdogan. Cent ans après sa fondation, sous le régime de l’AKP, les 85 millions de Turcs sont profondément divisés entre laïcs kémalistes convaincus et partisans d’un islam plus dur. Ces divisions se retrouvent au niveau politique, entre les partisans de R.T. Erdogan et une opposition composée de partis nationalistes et socio-démocrates, dont le parti de Mustafa Kemal, le Parti républicain du peuple (CHP), ainsi que de partis pro-kurdes.
Pourtant, depuis plus de 20 ans, c’est le “Reis” qui règne en maître, optant pour une rupture totale avec les valeurs fondatrices de la Turquie, issu de l’islam politique.
Un bref tableau de l’arrivée au pouvoir d’Erdogan et de l’AKP:
Recep Tayyip Erdogan, ancien maire d’Istanbul, fonde en 2001 l’Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la justice et du développement) et remporte les élections législatives turques de 2002, juste après sa fondation. La victoire électorale de l’AKP, malgré le fait qu’il s’agisse d’un parti naissant, s’inscrit dans un contexte d’instabilité politique du régime républicain en Turquie dans les années 1990, d’une crise économique qui frappe durement le pays avec une inflation galopante et du deuil provoqué par les séismes d’Izmit en 1999.
Durant les années 1990, la Turquie est frappée par une instabilité gouvernementale avec des coalitions politiques laxistes et inefficaces. Les grands partis établis sont jugés corrompus et inefficaces. De plus, la lutte entre islamisme et laïcisme est fortement exacerbée, notamment après le coup d’État du 12 septembre 1980, mené par les forces armées turques sous la direction de Kenan Evren, qui instaure un régime autoritaire et militariste avec une répression féroce des opposants, notamment islamistes et des partis de gauche. Ces tensions sont renforcées par le mémorandum militaire turc de 1997, qualifié de “coup d’État postmoderne” : l’armée turque, contraint alors le Premier ministre à tendance islamiste, Necmettin Erbakan, à la démission. Certains de ses dissidents co-fondent ensuite l’AKP avec R.T. Erdogan. L’instabilité de la politique turque dans les années 1990 pousse le peuple turc, dont la tendance conservatrice et religieuse est en augmentation exponentielle, à rechercher une nouvelle alternative politique. R.T. Erdogan et l’AKP apparaissent alors comme le choix idéal. La population est cependant incapable de prédire les dérives et la radicalisation ultérieures du sultan Erdogan.
Un autre facteur explicatif est la crise économique que connaît la Turquie en 2001, considérée comme la pire depuis la fondation de la République, bien que la crise économique actuelle, marquée par une hyperinflation, puisse rivaliser avec elle. Le PIB chute de 9 %, le taux de chômage explose et l’inflation atteint 70 % en 2001. Le gouvernement de centre-gauche, républicain et kémaliste de Bülent Ecevit perd alors toute sa crédibilité. R.T. Erdogan et l’AKP bénéficient d’une bonne réputation en matière de programme économique, ce qui les légitime aux yeux des électeurs turcs.
La dernière raison, et peut-être la plus importante, de l’arrivée au pouvoir de l’AKP est l’instrumentalisation des séismes d’Izmit de 1999, qui ont affecté 16 millions de personnes. Durant la campagne électorale des élections parlementaires de 2002, R.T. Erdogan met en avant l’application de normes strictes pour la construction de nouveaux logements et une lutte contre la corruption.
L’ascension politique d’Erdogan est aussi intéressante que complexe. Suite à la victoire des élections législatives de 2002, R.T. Erdogan devient Premier ministre sous la présidence de Ahmet Necdet Sezer, de tendance laïque. Pourtant, aux élections présidentielles turques de 2007, l’AKP obtient un score écrasant de plus de 80 % au second tour, et son co-fondateur, Abdullah Gül, devient président tandis que Erdogan reste Premier ministre. En 2014, le “nouveau Sultan” devient le 12ème président de la République de Turquie et le premier président turc à être élu au suffrage universel direct. Pour reprendre le contrôle total entre ses mains, il opte en 2018 pour un passage du régime parlementaire à un régime présidentiel. Avec ce nouveau régime présidentiel, l’AKP, dirigé par Erdogan, devient un véritable régime autoritaire, adoptant progressivement les caractéristiques d’une dictature. Le régime d’Erdogan est d’ailleurs souvent qualifié de “démocrature”. L’arrivée au pouvoir de l’AKP, dirigé par Erdogan, qui bénéficie désormais d’une image d'”homme fort”, s’est accompagnée d’une assise politique inébranlable, occupant le pouvoir depuis 21 ans.
La remise en cause des valeurs et principes kémalistes traduisant l’islamisation de la société turque:
Le kémalisme est le produit de la révolution dirigée par Mustafa Kemal Atatürk et constitue notamment l’idéologie fondatrice de la république de Turquie, dont le but était la création d’un État-Nation libre et autonome, à l’écart des puissances occidentales et arabes. Le kémalisme a opté pour des réformes telles que l’éducation libre et gratuite pour tous, ainsi qu’une forte occidentalisation de la société, notamment par la révolution de l’alphabet. Le gouvernement turc a renoncé à l’alphabet arabe pour adopter l’alphabet latin par une loi votée en 1928, et a également interdit le fez par la loi du 25 novembre 1925.
Les principes kémalistes se regroupent autour des “Six Flèches” présentes sur le drapeau du Parti Républicain du Peuple (CHP). Sous la présidence absolue de R.T. Erdogan, ces principes kémalistes, pourtant à l’origine de la Turquie moderne, connaissent une forte remise en cause :
- Républicanisme : Les réformes instaurées par Mustafa Kemal visaient avant tout la création d’un État-Nation turc, en mettant fin à l’Empire ottoman multinational et impérialiste. Selon Atatürk, l’ensemble de ces réformes ne pouvait se concrétiser que sous la forme d’un État républicain. Sous Erdogan, la politique nationale glisse vers le néo-ottomanisme, remettant en question le fondement républicain de l’État moderne turc, notamment par la centralisation du pouvoir, à travers le passage au régime présidentiel avec la réforme constitutionnelle de 2017, affaiblissant la séparation des pouvoirs et rappelant le pouvoir ottoman avec un sultan détenant la majorité des pouvoirs.
- Populisme : Le populisme issu du kémalisme ne doit pas être confondu avec le populisme contemporain, largement utilisé par Erdogan. Le populisme kémaliste se définit comme le “gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple”, selon les propres mots de Mustafa Kemal, et met donc l’accent sur la démocratie naissante et la souveraineté nationale. Le populisme kémaliste visait également à supprimer les divisions de classe en unifiant le peuple turc autour d’un État au service du peuple et non des élites traditionnelles, comme c’était le cas sous la dynastie ottomane. L’AKP remet en cause ce principe par la politique conservatrice d’Erdogan, qui divise fortement le peuple turc en opposant le “peuple authentique” et les “élites laïques corrompues”, ainsi qu’en accentuant les inégalités économiques et sociales par des politiques clientélistes.
- Laïcité : Le principe emblématique de l’idéologie kémaliste vise à éloigner du système juridique et politique l’influence conservatrice, contraignante et d’inspiration religieuse de l’Empire ottoman, qui restait quand même loin de la charia. Le principe de laïcité défend l’absence de référence à toute religion dans la gestion de l’État et la neutralité de l’État vis-à-vis des religions. Il vise à fonder l’organisation de l’État, les institutions d’enseignement et les lois non pas sur la religion, mais sur la raison et la science. La réforme kémaliste principale pour l’instauration de la laïcité était l’abolition du califat en 1924. Erdogan, issu de l’islam politique, opte pour une rupture avec ce principe fondateur en choisissant une réislamisation de la société turque. L’exemple emblématique est la transformation de la basilique Sainte-Sophie en mosquée en 2020, une politique très symbolique marquant une rupture avec le passé laïc de la République turque. Il renforce ainsi le rôle du Diyanet (Direction des affaires religieuses) en augmentant considérablement son budget. Finalement, il intervient de plus en plus dans le système éducatif avec la multiplication des écoles religieuses, appelées les “Imam Hatip”, et rendant obligatoire des cours d’Islam dans toutes les écoles, y compris dans les écoles étrangères sur le territoire turc. Ainsi, le pouvoir devient également de plus en plus intolérant vis-à-vis des critiques religieuses.
- Nationalisme : Le nationalisme kémaliste met avant tout en avant la souveraineté nationale du peuple turc, avec des racines fortement patriotiques, dans le but de promouvoir l’indépendance et l’autonomie de la Turquie vis-à-vis des politiques impérialistes et coloniales des puissances occidentales. Le principe de nationalisme visait aussi l’unification du peuple turc sous une identité commune. L’AKP renonce au nationalisme turc et kémaliste, le qualifiant de “fortement raciste”, et promeut la synthèse islamo-turque, mettant en avant l’argument selon lequel la culture turque est inséparable de l’islam, favorisant un rapprochement avec les pays arabes et musulmans. Cela constitue l’un des fondements de la politique néo-ottomane d’Erdogan, qui est contraire au nationalisme kémaliste, que je reviendrai plus tard.
- Étatisme : L’étatisme met l’accent sur le dirigisme économique. Selon Atatürk, la modernisation de la République de Turquie doit être accompagnée par l’État, ce qui amène à l’interventionnisme étatique dans l’économie. Le principe de l’étatisme favorise aussi la formation d’un État-providence. Sous Erdogan, l’interventionnisme économique est fortement remis en cause, ce qui se traduit par une vague de privatisations et une réduction du rôle économique des institutions et des entreprises publiques datant des prémices de l’ère républicaine, créées pour soutenir le principe d’étatisme kémaliste, comme Türk Telekom (télécommunications) ou encore la Banque centrale turque, soumise à d’importantes pressions politiques. La libéralisation économique adoptée par Erdogan est bien évidemment en faveur du gouvernement de l’AKP ; le secteur privé connaît un développement important, et les entreprises pro-gouvernementales bénéficient de subventions considérables, notamment celles affiliées au MÜSİAD (Association des industriels et hommes d'affaires musulmans). L’augmentation des investissements étrangers et la libéralisation de l’économie permettent aussi à Erdogan de mener plusieurs projets d’infrastructure, bien que certains soient inutiles, comme le nouvel aéroport d’Istanbul, le canal d’Istanbul ou encore le pont Yavuz Sultan Selim, renforçant ainsi sa légitimité aux yeux d’une partie majoritaire de la population. Par ailleurs, l’économie turque s’est fortement dégradée sous Erdogan en raison de sa politique de baisse des taux d’intérêt, malgré l’hyperinflation. Sa mainmise totale sur la Banque centrale a contribué à une forte dévaluation de la livre turque, provoquant une hausse considérable du coût de la vie.
- Révolutionnarisme : Lorsqu'on parle de la fondation de la République de Turquie, on parle de la “révolution kémaliste”, signifiant une période de transformation totale de la société turque, que l'on a vue par les réformes kémalistes instaurant une rupture totale avec le passé ottoman. La révolution kémaliste s’inspire fortement de la Révolution Française et est loin de la révolution au sens marxiste du terme. Par conséquent, la révolution signifie l’entrée dans une nouvelle ère et non un retour en arrière, tel qu’il est imposé par Erdogan avec la valorisation du passé ottoman et la réislamisation de la société turque. Il s’agit davantage d’une “révolution politique islamiste et néo-ottomane”, davantage impérialiste, qui est contraire à l’idéologie kémaliste.
Certaines valeurs kémalistes, comme l’égalité ou le progressisme, sont aussi mises à mal par le régime de l’AKP. Le droit de vote des femmes est accordé en Turquie en 1934, soulignant la vision de Mustafa Kemal concernant l'égalité des sexes, alors que Erdogan, de son côté, a annoncé son retrait de la Convention d’Istanbul, un traité du Conseil de l’Europe qui visait à lutter contre les violences faites aux femmes et la violence domestique. Les membres islamo-conservateurs de l’AKP avancent que la Convention est incompatible avec les “valeurs familiales turques” et accusent la Convention d’Istanbul de “normaliser l’homosexualité”. Ce qui est ironique, c’est que la Turquie était à l’origine de la Convention d’Istanbul et le premier pays à signer cette convention. Pourtant, elle a aussi été le premier pays à annoncer son retrait de la Convention en 2021. L’entrée et le retrait de la Convention d’Istanbul dans une période de 10 ans soulignent un changement plus radical dans la politique de l’AKP : le parti, malgré son origine conservatrice, passait quand même pour au minimum progressiste, mais l’AKP a connu un autoritarisme et un conservatisme progressif. Pendant sa campagne électorale, Erdogan adoptait une rhétorique progressiste en soutenant le droit des personnes LGBTQ+, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Analyse de l’autoritarisme croissant de l’AKP sous la direction de R.T. Erdogan:
Avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, la Turquie est entrée dans une nouvelle période. Le régime républicain laïc s’est transformé en un régime républicain semi-islamique. Même si cette vision peut être assez simplificatrice et manquer de nuances, il est certain que ce régime sera écrit de cette manière dans l’historiographie plus tard. Même si le régime se déclare conservateur, proche des principes islamiques dès son arrivée au pouvoir, il n’est pas totalement autoritaire.
En effet, le gouvernement d'Erdogan a connu un autoritarisme progressif. Pendant sa campagne électorale, malgré son côté fortement conservateur, Erdogan se prononce aussi progressiste. Le régime de l’AKP devient de plus en plus autoritaire au fur et à mesure qu’il reste au pouvoir. Il est surtout possible de distinguer trois phases principales de l’autoritarisme progressif de l’AKP :
- La première phase d’autoritarisme du régime de l’AKP sous la gouvernance d’Erdogan se déroule durant les années 2007 et 2008. L’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink ouvre cette phase et constitue le premier signe de l’autoritarisme croissant du régime d’Erdogan. Hrant Dink était un journaliste turc d’origine arménienne, notamment fondateur du journal engagé Agos, qui militait pour la reconnaissance du génocide arménien et un rapprochement arméno-turc. Il faut souligner que Hrant Dink faisait preuve d’un engagement tout à fait pacifique, mais son combat lui a valu de nombreuses poursuites judiciaires, notamment de la part de groupuscules ultranationalistes d’extrême droite, pour “insulte à l’identité turque”. Le 19 janvier 2007, Hrant Dink est assassiné à Istanbul par un jeune de 17 ans qui entretenait des liens avec l’organisation armée d’extrême droite, les “Loups Gris”.
Tout le gouvernement dirigé par l'AKP est impliqué indirectement dans ce meurtre. Les services de renseignement turcs (MIT) choisissent l’inaction et, pour faire “oublier” cet événement tragique plus rapidement, Erdogan renforce la législation contre les critiques du régime tout en assurant sa mainmise sur l’ensemble des médias, ce qui lui permet de supprimer les médias indépendants. L’affaire Dink est alors instrumentalisée par Erdogan pour asseoir son pouvoir.
Le meurtre de Hrant Dink souligne aussi l’existence d’un acteur majeur dans la politique turque : l’“État profond” (Derin Devlet), constitué de certains acteurs de l’armée, des services de renseignement et de la police, qui opèrent en dehors du cadre démocratique. L’assassinat de Hrant Dink est ainsi un véritable symbole de l’évolution du régime vers l’autoritarisme.
Cet aspect autoritaire devient plus formel avec le procès “Ergenekon” qui commence en En 2008, le gouvernement d’Erdogan lance un procès afin d’éliminer tout risque de coup d’État de l’armée, défenseur de la laïcité kémaliste. Par le biais de ce procès, l’armée turque est affaiblie, et les figures principales représentant un “potentiel” coup d’État sont arrêtées et incarcérées. L’argument avancé par l’AKP est l’existence d’un groupe au sein de l’armée, prétendument appelé “Ergenekon”, qui complotait pour renverser le régime d’Erdogan. En 2013, 275 personnes sont condamnées, dont une bonne partie à des peines de prison à perpétuité. Il s’agit d’une véritable chasse aux sorcières au sein de l’armée turque visant à neutraliser les “adversaires” du gouvernement, permettant à l’AKP d’assurer sa mainmise totale sur la Turquie et de devenir plus autoritaire. Cette épuration est d’ailleurs soutenue par les militants de gauche et les militants pro-kurdes en raison des persécutions antérieures qu’ils ont subies sous le régime militariste des années 1980.
- Avec les manifestations du parc Gezi en 2013 s’ouvre la deuxième phase de l’autoritarisme d’Erdogan, marquant officiellement le passage du régime à l’autoritarisme. En 2013, le gouvernement d’Erdogan décide de détruire le parc Gezi à Istanbul pour construire un centre commercial. Le mouvement commence par la simple protestation d’un petit groupe d’écologistes, violemment réprimée par la police. Il se transforme alors en une contestation contre l’autoritarisme croissant du gouvernement de l’AKP ainsi que sa politique proche de l’islamisme. Les manifestations du parc Gezi ont démontré la capacité de la population turque à revendiquer pacifiquement la liberté, sans recours aux armes. Ce mouvement est de nouveau fortement réprimé par la police, qui utilise une force excessive, faisant au moins 11 morts et environ 10 000 blessés. Une censure médiatique est mise en place, un média pro-gouvernemental diffusant notamment un documentaire sur les pingouins pendant les manifestations. De nombreux journalistes et militants sont arrêtés et torturés en prison. Après 2013, l’AKP devient plus répressif et ne tolère plus les contestations anti-pouvoir. Pourtant, les manifestations du parc Gezi constituent un facteur d’affaiblissement important de l’AKP, qui apparaît de plus en plus comme un régime obsolète. De plus, les divisions internes au sein du parti se multiplient et le gouvernement d’Erdogan est fortement déstabilisé. La question kurde commence également à occuper une place plus importante sur la scène politique, avec la montée des revendications indépendantistes et pro-kurdes depuis 2011, en raison de l’implication de la Turquie dans la guerre civile syrienne pour lutter contre le PKK, l’organisation terroriste kurde, dans le contexte des Printemps arabes.
- La troisième et dernière phase de l’autoritarisme croissant d’Erdogan est la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 en Turquie, qui lui permet de rendre son pouvoir encore plus autoritaire et constitue un argument principal pour le passage au régime présidentiel en 2018. Une fraction de l’armée, dirigée et influencée par le mouvement FETO, mène une tentative de putsch militaire rapidement avortée, permettant à Erdogan d’instaurer un état d’urgence, de purger l’opposition et de réprimer les manifestants. Même si les putschistes déclarent avoir pris le contrôle de la Turquie, Erdogan invite le peuple à descendre dans la rue via FaceTime. La tentative de coup d’État se solde par un échec, faisant plus de 250 morts et plusieurs milliers de blessés. De nouveau, après le putsch militaire raté, une purge massive de l’armée et du secteur public est instaurée, avec le licenciement d’environ 200 000 fonctionnaires et l’arrestation de dizaines de milliers de journalistes, d’écrivains et d’universitaires, accusés de liens avec le mouvement FETO. Cette purge est justifiée par l’instauration d’un état d’urgence pour deux ans. C’est sous prétexte de “renforcer la sécurité intérieure” que Erdogan réalise le passage au régime présidentiel.
La débâcle néo-ottomane:
Le néo-ottomanisme est devenu la doctrine principale de la politique étrangère de l’AKP, conçu par Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères de 2009 à 2014, puis Premier ministre de 2014 à 2016, qui expose les fondements de cette doctrine dans son ouvrage La Profondeur Stratégique (Stratejik Derinlik). Le néo-ottomanisme vise à construire une Turquie multinationale et à créer un parlement ethnique. Dans cette perspective, Ahmet Davutoğlu a considéré les États arabes comme une opportunité, leur accordant de nombreux privilèges et favorisant la multiplication des flux migratoires des pays arabes vers la Turquie, dans un but de retour à la population multiethnique de l’Empire ottoman. En échange, la Turquie réclamait l’augmentation de son influence sur ces territoires.
Par conséquent, la manière la plus simple de définir le néo-ottomanisme est une doctrine politique turque visant à augmenter l’influence de la Turquie dans les régions anciennement sous la domination de l’Empire ottoman, une volonté impérialiste étant inhérente à cette politique étrangère. Les territoires concernés sont majoritairement les pays arabes, les Balkans, l’Asie centrale et l’Afrique du Nord.
Il est possible de remonter l’émergence de cette doctrine à l’offensive militaire de l’invasion turque de Chypre en 1974. Suite à l’invasion, le gouvernement grec a accusé la Turquie d’impérialisme et de “néo-ottomanisme”. Le terme a été officialisé dans les années 1990 sous la présidence de Turgut Özal, dont la conception de la politique étrangère différait totalement des anciennes doctrines suivies par la Turquie. Il prônait une Turquie plus impliquée, plus impérialiste et plus interventionniste au Moyen-Orient. Il a même voulu l’occupation turque de la ville de Mossoul après la Guerre du Golfe en 1990, mais cela s’est soldé par un échec.
Le néo-ottomanisme tombe dans l’oubli après la mort de Turgut Özal en 1993 et refait surface avec l’arrivée au pouvoir d’Erdogan et de l’AKP. Pourtant, durant les premières années du règne de Erdogan, le néo-ottomanisme est toujours mis de côté, car la politique étrangère de la Turquie, au début des années 2000, fixe comme objectif l’adhésion à l’Union Européenne. Cependant, étant donné que l’AKP est issu de racines de l’islam politique lié aux Frères Musulmans, il a été complètement rejeté par le monde occidental et l’Union Européenne. C’est en 2006 que l’AKP change la politique étrangère de la Turquie, marquant le retour du néo-ottomanisme, qui connaît une montée critique avec la nomination d'Ahmed Davutoğlu comme ministre des Affaires étrangères. Il a souhaité regrouper tous les États établis sur les terres anciennement appartenant à l’Empire Ottoman sous une société appelée “La Communauté des Nations Ottomanes”, selon le modèle anglais du Commonwealth. L’Algérie est le seul État à soutenir cette proposition.
Ce néo-ottomanisme, irréaliste et pur produit de l’imagination, entre en conflit avec le panarabisme, et la Turquie a presque été trompée par cette illusion néo-ottomane. Des millions de réfugiés se sont retrouvés coincés en Turquie, dont le gouvernement est aujourd’hui incapable de gérer la situation. Finalement, en raison de l’échec du projet de politique étrangère de Davutoğlu, la Turquie s’est retrouvée isolée au Moyen-Orient. Comme promis dans son ouvrage, les peuples des pays voisins de la Turquie n’ont pas montré une véritable amitié envers ce pays. Ainsi, avec l’échec du néo-ottomanisme, les relations avec l’Égypte, Israël et plusieurs pays du Golfe se sont complètement détériorées. En Irak, des formations opposées à la Turquie ont commencé à se manifester. En Méditerranée orientale, les pays de la région ont formé des alliances pour extraire les ressources naturelles, laissant la Turquie à l’écart.
Pourtant, la politique interne néo-ottomane se poursuit. Le pouvoir est de plus en plus centralisé avec une réislamisation. Ainsi, Erdogan a son propre palais. Cependant, ce n’est pas un palais historique faisant partie de l’histoire du pays. Le Palais présidentiel situé à Ankara est le lieu de résidence de R.T. Erdogan, construit et inauguré en 2014 sous le gouvernement de l’AKP. Un retour à l’Empire ottoman est bel et bien présent.
L’affaiblissement de l’AKP ?
Malgré sa disposition d’une assise politique et institutionnelle très forte, l'AKP, sous la direction du sultan Erdogan, est de plus en plus affaibli, notamment en raison d’une remise en question de la légitimité de son évolution politique. Initialement favorable à un islamisme modéré, celui-ci ne cesse d’augmenter en degré d’intensité. Les votes de l’AKP ont connu une baisse importante, notamment en raison d’un changement générationnel dans la population turque. Les jeunes sont las du régime de l’AKP, qui restreint les libertés fondamentales et adopte une politique de plus en plus intrusive dans la vie quotidienne, multipliant la surveillance et la répression des critiques du régime.
L’affaiblissement de la posture du président, moitié sultan, Erdogan est visible à travers le résultat des élections présidentielles de 2023 en Turquie. L’AKP sort victorieuse des élections avec 52 % des votes au second tour, tandis que le parti d’opposition CHP obtient 48 %. De plus, aux élections municipales de 2024, l’AKP connaît une défaite majeure, le parti kémaliste CHP emportant les cinq plus grandes villes du pays (Istanbul, Ankara, İzmir, Bursa et Adana). La débâcle récente de l’AKP constitue un espoir important au sein de la population turque pour une possible fin du règne extrêmement long d’Erdogan.
Pourtant, l’affaiblissement de l’AKP est à relativiser, car, conformément aux données fournies, plus de la moitié de la population continue à soutenir Erdogan, ce qui pose la question de l’existence probable d’un syndrome de Stockholm au sein du peuple turc. De plus, le Parti républicain du peuple, censé être en opposition, a rompu avec les traditions kémalistes historiques et est maintenant appelé, dans le débat public, “Y-CHP”, signifiant “le nouveau CHP”.
La mainmise totale d’Erdogan risque de perdurer encore plus longtemps, rapprochant la situation politique de la Turquie de celle des autres pays du Moyen-Orient à tendance islamiste. La question du retour du kémalisme se complexifie également, car cette idéologie, bien que fondatrice de la République turque, s’affirme comme de gauche avec une dimension nationaliste forte. Cela a contribué à l’évolution d’une partie des “kémalistes” vers un ultranationalisme turc promouvant le pantouranisme, adoptant une posture répressive et intolérante envers les minorités kurdes, et ayant réussi à faire oublier la responsabilité de l’Empire ottoman dans le génocide des Arméniens, en raison de la posture anti-impérialiste du kémalisme.
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